Echec et mat à Rangoon

 Rangoon : Un échiquier à ciel ouvert. Entre jeu de dame et jeu d’échec.  Avec un général dictatorial en guise de Roi ; une héroïne privée de liberté en guise de Reine. Quelques fous pour braver les interdits, et une tour jamais loin pour surveiller les pions. Dans ce grand jeu de damnés, tout est savamment quadrillé, pernicieusement codé… La blanche Rangoon de jour ou la noire Rangoon de nuit, c’est … le jour et la nuit. Ce jour de pleine lune tout d’abord. Il offre un festival de couleurs: Le bleu éclatant d’une vieille carlingue d’un autre âge ; le jaune, le vert et le rouge de parasols protégeant les échoppes de l’assommant soleil ; la couleur or des pagodes qui trônent à certains carrefours. Les Birmans déambulent calme et insouciant sur ce vaste échiquier. Face au fleuve, quelques amoureux protègent leur jardin secret ; il et elle à l’ombre d’une ombrelle. Des enfants jouent nonchalamment sur les quais d’embarquement de vieux rafiots. Vêtu de tissus orange et Bordeaux  des moines embarquent  à bord de barques en bois colorées vers on ne sait quelles diagonales. Les apparences sont trompeuses… Derrière les façades décrépies et le charme désuet de cette ancienne cité coloniale britannique se cache la misère. Pour les plus chanceux, des appartements cagibis HLM divisés en cellules sans réelles commodités. Pour beaucoup d’autres, des taudis de bois et de tôles vulnérables aux intempéries dès que l’on s’écarte des rues principales de la ville. Cabanes de survie où l’on vénère Buddha. Pour seul luxe, un vieux téléviseur. Dans ce trou à rat, de simples nattes servent de paillasses à rêver ; trois vieilles casseroles en guise de cuisine ; de peu commodes commodités. Derrière la gentillesse immense et l’accueil inégalé des birmans, derrière ce feu d’artifice de couleurs se cache la grisaille d’une vie par procuration. Dans ce jeu de dupes, le roi, Comprenez le général  Than Shwe, chef de la jungle militaire a imposé sa devise : « le bonheur se trouve dans une vie harmonieusement disciplinée ». De fait, ici, si aucune voiture ne klaxonne, c’est parce qu’il est interdit de klaxonner. S’il est difficile de se déplacer, c’est parce que l’essence est rationnée, réservée à certains privilégiés du jeu. Si  les pions qui vous accostent parlent bas, c’est par crainte d’être entendu par l’une ou l’autre tour aux aguets. Si l’accès à internet est cadenassé, c’est sûrement pour éviter les virus.  S’il est interdit de trop penser, c’est évidemment parce que penser c’est déjà s’évader…  En déambulant dans Rangoon, un birman d’environ 50 ans m’accoste à voix basse: « Je suis d’une communauté chrétienne, je veux partir vers la Chine, vous pouvez m’aider, donnez moi un peu d’argent… » Je lui donne mille Kyats, l’équivalent d’un dollar puis je l’interroge sur la Reine du jeu de dupes. Il feint de ne pas comprendre. « La dame », lui dis-je de façon insistante, (c’est le surnom de l’opposante Aung San Suu Kyi) ; Il finit par esquisser un sourire, me dit que c’est une grande dame puis se tait brusquement et file à l’anglaise. Une tour est arrivée près de nous pour autoritairement s’inviter dans la conversation. Les murs ont des oreilles, le décor feutré d’un taxi fera l’affaire. Là le chauffeur se laisse aller : « Aung San Su Khi est une grande dame. Ici vivre trois mois c’est bien, après c’est très dur. On ne peut rien faire ». Rien faire si ce n’est tuer le temps comme le font des dizaines d’hommes d’âges mûrs rencontrés près du port. Ils ont cinquante, soixante ans, et jouent … Au cerf-volant. D’énormes bobines de files pour propulser au plus loin de minuscules cerf-volant de papier de soie. Et plus le vent l’emporte loin, plus le fil de nylon le ramène. La liberté ne tient qu’à un fil mais à Rangoon, on marche sur le fil du rasoir. Alors on prie Bouddha. Par milliers les pélerins  brûlent des cierges à la grande pagode de Shwedagon. Histoire de garder la flamme car de contestations en oppressions, la Lueur du jour à Rangoon n’est pas celle de l’espoir. Que dire alors de la pénombre de la nuit où tous les chats sont gris… Gris comme l’uniforme des militaires sortis de nulle part pour surveiller les rues désertées et qui, bien sûr, ne refusent pas le billet de Mille Kyats qu’ on leur tend pour faire la photo clandestine quitte à subir le regard réprobateur du chef accouru à la hâte. Un second billet calmera les esprits. Rangoon s’endort. Les parties de dame et d’échec se sont achevées. Le Roi protégé. La reine enfermée. Les pions bien rangés sur cet impitoyable échiquier.