La baie des capitaines abandonnés

 Ils étaient fiers. Proue devant. Mastodontes insubmersibles des océans. Brisant les vagues de tous les continents.  Ils étaient beaux sous les ailes des goélands. Battant pavillon à tout vent. C’était hier mais maintenant, ils ne sont plus que carcasses échouées, rouillées, ruinées, dépecées. Capitaines abandonnés… Au cimetière à ciel ouvert, balayés par les bourrasques du temps.

Du ciel, des navires par dizaines jonchent la côte au Nord de Chittagong. Le plus grand port du Bangladesh est considéré comme le plus dangereux du monde par le bureau maritime international. En cause, 33 actes de pirateries pour  la seule année 2006. Mais Chittagong abrite aussi l’un des plus grands cimetières de navires de la planète. Ils viennent de Turquie, Norvège, Singapour, Monrovia, Limassol, Panama… Paquebots, navires marchands, pétroliers en soins palliatifs, ils ont définitivement succombé aux affres du temps ; Des millions de tonnes d’acier, de bronze, de cuivre, de matériaux composites. Des produits hautement toxiques aussi : L’amiante, les huiles, le pétrole… Ces bateaux échoués, là, pour l’éternité dans l’attente d’une lente réincarnation. Sur ces squelettes gigantesques, des centaines de fourmis. Des ouvriers engagés par les compagnies pour  réduire en miette ces dinosaures des mers. Un travail de titan. Sans réelle protection face aux émanations de produits dangereux. Ces chantiers ne disposent d’aucun réservoir pour ces déchets qui subrepticement, après évacuation et dégazage, se disséminent dans l’environnement marin et dans l’air. Les premiers résultats des mesures que nous prenons pour  l’institut de l’aéronomie spatiale belge en attestent ; Au dessus de ce cimetière, une forte poussée de NO2.  Les chalumeaux, les disqueuses, les torches à acétylène propulsent leurs étincelles à l’abri des regards indiscrets. La veille nous avons tenté de pénétrer sur cet effroyable chantier caché derrière les bidonvilles de la banlieue de Chittagong. Peine perdue. Devant les grilles de la « Pakhiza Enterprise Ship Breaking », des gardes nous empêchent d’approcher le charnier de ferrailles. Le lendemain c’est donc du ciel que nous avons assisté à cet édifiant spectacle. Ce recyclage géant des paquebots est louable. Ce qui l’est moins ce sont les conditions dans lesquelles les forçats des navires y travaillent. Une main d’œuvre docile et bon marché ; comprenez sous-payée.  Les grandes compagnies maritimes envoient mourir à moindre frais leurs bateaux poubelles dans le Golfe du Bengale. Les démolisseurs peu scrupuleux les rachètent pour en revendre les métaux. Le coût de ces démolitions varie de 300 mille à 900 mille dollars ; Trois fois moins que si ces démolitions se déroulaient en Europe… Le Bangladesh est devenu le pays où l’on dépèce le plus de navires. 57 pc en tonnes démolies pour 20 pc à l’Inde durant l’année 2005. Ce business a peu à peu transformé la banlieue de Chittagong en colossale déchetterie. Citernes géantes, tôles usées, moteurs, salles des machines, échelles métalliques, isolants toxiques, gilets de sauvetages, canoës de secours, tout y passe… Sur des kilomètres, des millions de pièces de paquebots jonchent le sol de part et d’autres de la grande route. Ordonnés, bien rangés, matériau par matériau. Un décor dantesque où travaillent des milliers de besogneux peu regardant. A défaut de voir de près la fourmilière, nous nous arrêtons à l’endroit où des centaines de nacelles de sauvetage sont rassemblées. Emouvante évocation du Titanesque Titanic. Etrange impression que de déambuler entre ces barques orange vif aux allures de sous-marins en calle-sèche.  Ces « canoës roses » défoncés, cabossés, touchés-coulés, attendent d’improbables acheteurs pour s’inventer un nouveau cap. De nouveaux horizons, loin du grand large. Vague à l’âme. Plus loin, en bord de route, une dizaine d’homme s’affaire autour d’une impressionnante hélice de navires. Un filet d’eau continu, de grosses mèches de foreuses et la sueur du front pour réduire en limaille l’énorme pièce de métal hurlant. A Chittagong, les mineurs des temps modernes travaillent aux bords des routes. C’est Zola au Bengale. Combien de coups de grisou non déclarés. Combien d’accidents fatals sur ces chantiers de la mort ? Allez savoir ! Il faudra des années d’efforts aux fourmis pour venir à bout des vieux mammouths des mers. Des années de durs labeurs pour évacuer, démantibuler, recycler les millions de pièces d’une seule épave; entre-temps,  inlassablement, d’années en années, de l’Atlantique, du Pacifique, des eaux magiques de l’océan indien, une multitude d’autres navires auront achevé leur dernier voyage sur ces pouilleux rivages. Dans la baie des capitaines abandonnés.