Varanasi : Le cycle de la vie au royaume des ombres

 La nuit berce les rives majestueuses du Gange. Nuit sombre et mystérieuse à l’approche de ce lieux aussi envoûtant qu’effrayant. Envoûtant car le feu qui brûle donne sa chaleur et sa lumière aux mortels qui s’en approchent. Effrayant car, des flammes, s’échappe l’âme de l’être cher passé de vie à trépas.  Déambulant de la vieille ville, les cortèges funèbres se succèdent de l’aube à l’aurore. Le corps emballé dans des tissus dorés, colorés et portés à bout de bras par ses proches vers l’ultime demeure : Les bûchers de Varanasi sont l’émanation du cycle de la vie… Et la vie c’est la mort là où la mort est vie… Les hindous l’appellent Mandala. La roue qui tourne pour chacun des mortels. Pour l’hindou mourir à Varanasi, c’est atteindre le moksha, la libération de ce cycle ; ce que les boudhistes appellent le nirvana. Il n’y a pas de larmes à Varanasi. Cela gâcherait l’hommage et compromettrait le passage du défunt  vers l’autre vie. Juste une tristesse intérieure contenue dignement ; Une page qui se tourne et qui en ouvre une autre; Une âme qui  s’envole et qui plane à l’envi vers son nouveau destin. Ainsi en a décidé Shiva, Dieu créateur et destructeur que l’on vénère dans la cité du Gange ; ce fleuve serpentant sur près de trois milles kilomètres prend sa source sur les hauteurs du haut Himalaya. Les veuves éplorées, les fils orphelins, les cœurs brisés et plus généralement les pèlerins y noient leur chagrin à corps perdu ; Avec entrain, exaltation, et cette foi intime selon laquelle les eaux brunâtres de la rivière rendent les corps qui s’y baignent plus pur que pur, lavés de tous péchés accumulés dans les vies antérieures. Sans se méfier de cette épouvantable eau qui dort, infectée de bactéries, de pollutions industrielles, chimiques, de restes humains… ils s’y plongent, tête sous l’eau ; ils s’y recueillent dans ce halo de lumière venu d’en haut ; ils s’y bénissent, y déposent de petites flammes flottantes qui s’évadent, des fleurs en guise d’offrandes et puis se hissent sur les marches de la ville sainte ; au pied des temples des maharajas. De nuit comme de jour, sans que jamais rien n’interrompe ce cycle de la mort, ce cycle de la vie. En moyenne, mille défunts seraient incinérés chaque jour sur les bûchers du temple. Mille vies qui s’achèvent et qui reprennent au gré du Karma ; bon ou mauvais ; bon gré mal gré. Instants d’éternité et de plénitude à Bénarès, l’autre nom de la ville qui signifie « bonheur » ;  bonheur des uns qui fait le malheur des autres dans un pays où les castes font loi : Celle des « sudras », les serviteurs en bas de l’échelle ; celle des brahmanes en, prêtres et lettrés au sommet de la hiérarchie ; et en marge les parias dénommés  «intouchables » … De Bénarès je garde l’image du royaume des ombres : Celles des pèlerins qui avant le coucher du soleil se reflètent dans les eaux sombres du Gange ; celles des barques qui sillonnent les flots calme du fleuve; celles des flammes au pied des bûchers ; celles des innombrables vaches sacrées sur le macadam trop usé de la ville. L’ombre de Shiva sur ses dévots, l’ombre de la mort sur la vie, l’ombre des mortels au royaume des immortels, l’ombre d’une immense humilité face à l’infiniment grand de la nature ; Dans ce temple d’un milliard cent millions d’âmes où l’on nait poussière pour s’en aller en cendres, se cotoient mille reflets sombres au royaume des ombres.